Nov. 16, 2022, 8:38 p.m.
D'aucun dirait que mon métier n'existe pas. Je leur répondrai que pour la modique somme de quinze francs l'heure ils auront la preuve irréfutable qu'ils se trompent. Le problème est que d'aucun déteste que l'on lui donne tort, a fortiori si c'est payant. Si c'est un penchant ancien de l'homme, il est encore plus saillant chez mes contemporains. Je ne m'exclus pas du lot, tout au juste tenté-je de prendre un peu de hauteur.
Quel est donc cette mission, tâche, vocation dont vous parler à mi-mot, me lancerez vous avec véhémence, ne nous faites plus attendre ! Pour éviter de vous laisser face à un mystère aussi dense, à cette obscurité que ne semble pouvoir éclairer aucune bougie, aucun éclair céleste, je vais vous fournir un premier élément de compréhension. Je pourrais vous donner la réponse directement, nous le savons vous et moi ce serait beaucoup moins ludique. Tout d'abord je fournis un travail d'artisanat de précision que les myopes et autres renards à monocle ne saurait accomplir. Je manipule différents matériaux, le métal ferreux du forgeron, le verre du maitre souffleur et le bois de l'ébéniste, sans avoir la charpente, coffre ou bras de ces derniers. Pour tout vous avouer, ce manque flagrant de facultés physiques m'est souvent reproché dans ma famille. J'essaye tant bien que mal de faire taire la rumeur grondante selon laquelle je serais incapable d'ouvrir une huitre et que je laisse ma concubine s'en charger.
L'énigme a suffisamment duré, il est temps de vous laisser juger de l'existence de ma profession. à l'instant où j'aurai énoncé la clé, la façon dont votre esprit me catégorisera sera un excellent moyen pour moi de déterminer la quintessence de votre tempérament.
Je suis artisan réparateur de tout ce que vous pouvez trouver de mécanique sur le marché, à l'exception absolue et indiscutable du matériel d'horlogerie. Pas simplement les pendules de foyer, mais tout système automate renvoyant à cette information précieuse qu'est le moment. Cette exclusion ne concerne pas les panneaux solaires ou clepsydres, ce qui ne rentre hélas pas non plus dans mes services pour la simple raison que leur mécanique est pauvre, il s'agit généralement de basses questions d'optique ou d'hydrolique tout juste bonne pour fasciner les savants béats.
J'imagine déjà votre sourcil levé, vous vient à l'esprit cette remarque que vous imaginez novatrice et perspicace : "Mais pourquoi diable se refuse-t-il la clientèle de choix ? Par quelle sinistre tournure d'esprit cet individu au potentiel certain se destinerait-il à une existence de misère et la désolation ?". La réelle problématique n'est pas si loin de cette sempiternelle réaction. Il s'avère que je ne suis pas l'unique pourvoyeur de savoir-faire mécanique de précision : à peine adulte je suis arrivé sur une esplanade commerçante où luttaient déjà deux grandes enseignes familiales d'horlogerie, et provenant quantà moi d'une famille spécialisée dans la chaudronnerie, je n'y avais aucune légitimité malgré des aptitudes inhabituelles dans leur domaine. Il était hors de question pour eux de laisser participer un troisième concurrent, je nourris d'ailleurs d'intimes soupçons qu'ils craignaient que mon talent leur procure de l'ombre et qu'en collusion ils décidèrent de m'interdire ces merveilles mécaniques. Tout au plus, au prix d'âpres négociations et la signature d'un document notarié que jamais je n'interviendrai dans des mécanismes horlogers, m'ont-ils accordé un minuscule espace au bord de la place pour que je tente d'y développer mon commerce.
Cela fait donc cinq années que j'ai commencé cette entreprise inattendue, qui me permet de frôler mon rêve, de le voir au quotidien à portée de coup d'oeil tout en devant attendre mon heure. Je ne m'appitoie pas sur mon sort, ô que non, j'ai bien trop à faire : les deux échoppes réparant les horloges s'étant hautement spécialisés, bénéficient d'une clientèle très aisée. Par conséquent, peu d'effort leur est demandé pour assurer leur subsistance et celle de leur descendance. C'est là une curiosité que l'on peut relever : la prospérité de ces marchands croit à mesure que la taille des instruments réparés diminue. Un paradoxe qui aurait de quoi plonger dans un abime de réflexion nos meilleurs fabulistes. écartée de cette séléction élitiste, demeure une clientèle en besoin pour tout menu objet du quotidien handicapé dans son fonctionnement. C'est d'ailleurs en cela que je n'éprouve pas un ressentiment inextinguible : j'ai pris la mesure que je suis bien plus utile à la communauté de la cité que ces aigris bien installés qui ne servent que quelques riches nobliaux, que les instruments de précision que sont les montres à cadran ne sont devenus que des objets d'apparat, et qu'un vulgaire joailler fournirait un service équivalent. à quoi bon une aiguille qui fonctionne si ce n'est pour exploiter la connaissance qu'elle représente ?
Alors que mes presse-purée enrayés, ciseaux grippés, tamis bouchés, une fois réparés, permettront ce soir à un foyer de retrouver la quiétude. Bien que plus massifs, vulgaires, grossiers, les engrenages que je remplace ont une raison de tourner.
Ne disposant même pas d'une horloge dans mon échoppe (pour ne pas devoir demander une quelconque assistance à ces voisins jaloux de mon art), je laisse filer le temps sans m'en soucier, certain que ceux qui ont le nez tout contre la pendule verront à chaque instant leur heure approcher sans pouvoir détourner le regard ni y changer quoi que ce soit, puisque par une ironie fatale leur salaire dépend de cette reddition. Ainsi donc, patientons.
Nano rebelle 2022 : Sortir de sa zone de confort
Pour les lecteurs, grille de retour proposée (en commentaire ou autre) :
Appréciation directe : _/5, envie d'en savoir plus : _/5
Ambiance : Piano classique
Partons sur une époque un peu plus ancienne, moyen-âge, ou plutôt renaissance. Suivons le quotidien d'un artisan au talent bien particulier.
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