Nov. 16, 2022, 7:34 p.m.
8 Septembre 2008, 21h33. Devant l'arrêt de métro iconique des Halles, adossée au plan, la silhouette d'une jeune femme dans un manteau élégant. Agathe regarde son téléphone, pas de SMS reçu. Elle n'est pas encore inquiète, elle sait qu'ils auront au minimum dix minutes de retard (en supposant qu'ils n'ont pas radicalement changé en 10 ans). Elle aurait imaginé qu'ils préviendraient de leur retard, c'est quelque chose qui se fait parmi ses amis récents, pas forcément beaucoup plus ponctuels mais plus locaces, et elle s'est rapidement accoutumé à ce confort de savoir ce qui allait arriver. Là, elle ne parvient pas bien à comprendre ce qui peut retarder ses vieux amis. Ça fait tellement longtemps qu'elle ne les a pas vu face à face... Trop difficile d'imaginer ce qui les fait retarder ces retrouvailles attendues depuis minimum trois ans. Elle se met à se demander si elle les reconnaitra vraiment : elle a bien vu les photos partagées par courrier à chaque fois que deux ou trois d'entre eux se revoyaient.
De son côté, la distance et les événements ne lui ont permis de rester en contact direct qu'avec Martin : il organise des itinéraires touristiques en Aveyron (bien loin de leur formation commune) et n'a jamais eu pas peur de faire des trajets de plusieurs heures pour croiser tout le monde. C'est lui le ciment du groupe depuis le début, il assure que l'information circule bien. Ce n'est pas le plus dynamique, loin de là (impossible d'entrer en compétition avec So à ce niveau), ni celui qui va mettre en place les rassemblements entre amis. Mais niveau ami fiable et attentif, on ne fait pas mieux. Il avait réussi, et c'était bien le seul, à se rendre compte de la rupture d'Agathe des semaines avant que ce ne soit officiel. Il perçoit très bien - parfois trop - l'état d'esprit de ses amis. De repenser à eux fait remonter l'excitation, Agathe prend une grande inspiration pour canaliser l'impatience qui commence à l'envahir. Elle n'a pas le temps d'expirer que son portable vibre. "On te voit ;)" de la part de So. Agathe se redresse, tourne la tête vers chaque côté du couloir, et discerne derrière une famille bruyante la forme immense de Bertrand qui lui fait signe de la main avec un grand sourire qui semble ne pas l'avoir quitté depuis qu'elle l'a vu, le même que sur la majorité des photos qui ont émaillé ces 10 années. Les cheveux longs ont disparu, remplacés par une coupe presque rase et un anneau à l'oreille.
Sophia le suit, évidemment moins grande mais tout aussi rayonnante, malgré les cernes trahissant sa fatigue. À peine sont-ils arrivés à sa hauteur qu'ils entendent provenent de l'autre côté un puissant "AGAAAAAATHE", par une voix d'homme hautement reconnaissance même si d'habitude Martin est plutôt discret. Le fait d'être en contact avec du public à longueur d'année a l'air de lui avoir fait du bien à ce niveau là.
Ils se font tour à tour des accolades suivies de la bise rituelle, se lançant des petites piques amicales sur leur évolution physique pour ceux qui ne s'étaient pas vu depuis longtemps. Arrive dans la conversation l'absence du dernier membre : Charles. Martin les informe qu'il est déjà sur place et qu'il les attend avec impatience et de grandes nouvelles. Charles-les-effets-d'annonce, certaines choses ne changent jamais vraiment. Agathe avait eu cette impression que de tous les membres du groupe, c'est celui qui a le moins bougé, dans tous les sens du terme. La même immaturité qui faisait rigoler il y a 10 ans mais qui peut commencer à poser question, mais au moins avec lui on est sûrs de replonger comme à l'époque, il n'a pas perdu le coup de main pour ce qui est d'animer les soirées. Elle se dit qu'il aurait vraiment pu en faire quelque chose, barman pourquoi pas, plutôt que de créer l'illusion de juste suivre la route tracée par ses parents, ne pas se projeter à plus d'un mois et transcender l'expression Carpe Diem. Ils prennent le métro, passent en revue les nouvelles qui n'ont pas encore été échangées par lettre : Martin aurait enfin trouvé quelqu'un qui lui plait vraiment, lui qui disait ne pas croire en ces conneries sentimentales. Sophia se serait remise aux échecs à cause de ses collègues, Bertrand hésiterait à claquer la porte de sa boite de conseil juridique pour se mettre à son compte, blasé par l'ambiance pourrie qui règne entre ses collègues et du temps perdu à essayer de faire tenir la baraque.
Bertrand qui fait d'ailleurs remarquer à Agathe que c'est la seule à ne pas avoir alimenté le pot à potins. Elle leur retourne un léger sourire en disant : "ça fait un bout de temps que ça traine, mais je me voyais mal l'écrire dans un courrier, ça aurait été trop frustrant de ne pas pouvoir débriefer ça en vrai avec vous... Même Martin n'est pas au courant : j'apprends le portuguais depuis deux ans pour aller m'installer au Brésil ! Ça devrait pouvoir se réaliser dans les six mois normalement, alors pour rien au monde je n'aurais raté cette soirée, vraiment. Ça risque d'être plus dur à faire d'ici peu..."
"AVANT MARS ? Et mon anniversaire !?" répond Martin en surjouant l'énervement, mais Agathe voit bien que la nouvelle le touche vraiment, comme les autres. Bernard souligne que quand Charles va apprendre ça, il va devenir incontrolable, qu'il va tout donner pour marquer le coup. "Je t'en voulais presque de ne pas nous l'avoir dit plus tôt, mais au moins comme ça il n'a pas eu le temps de trop en faire... C'est bien joué de ta part". Agathe encaisse en rigolant, elle s'était préparé à ce genre de réaction, mais elle apprécie trop ses amis pour leur envoyer une information si importante à ses yeux sans pouvoir les prendre dans ses bras pour leur dire que tout ira bien et qu'elle ne les oubliera pas, et que c'est pas des paroles en l'air. Un arrêt avant leur arrivée, Sophia lui demande en apparté, le regard investigateur : "Mais pour quelle raison bizarre tu t'exiles au Brésil ? Encore une rencontre en ligne foudroyante qui te fait tout lâcher ? Fais gaffe c'est peut-être un piège...". "Oh rien de cet ordre d'idée, répond tranquillement Agathe, enfin je sais que je trouverai des gens magnifiques là-bas, mais ce n'est pas pour ça que je pars. Au fond c'est plutôt lié à ma fascination pour l'Amérique du Sud. Concrètement, j'ai reçu une proposition de la part de l'antenne brésiliennes du HCDH pour les droits des autochtones, ils ont besoin de quelqu'un capable de gérer des situations tendues, et de parler français pour échanger ave la Guyane via la FOAG. Mon chef a balancé mon CV à des connaissances là-bas et ils ont réagi directement : en moins de deux semaines le contrat était signé. J'ai pu négocier pour boucler les missions qui trainent ici...". Sophia l'interrompt, "Finir tes missions ou réserver le créneau de notre soirée ? Tu sais, on t'adore mais on se serait remis de ton absence, faut pas risquer de louper un taf juste pour revoir nos vieilles têtes usées"
Les portes du métro s'ouvrent, et alors qu'ils arrivent à la surface, surgit leur zébulon préféré, l'inoxydable Charles, l'air encore plus malicieux qu'à l'habitude.
— Tu ne devais pas nous attendre à l'intérieur ?" lui lance Sophia en guise de bonjour.
— Ne t'inquiète pas, tout est sous contrôle. Je ne voulait pas que vous vous perdiez en route, répond-il avec un grand sourire clairement louche. Pas possible de perdre du temps alors qu'on est déjà à la bourre, chaque instant compte n'est-ce pas ?
— Attends, tu essayes de me manipuler à l'aveugle ou je rêve là ?
— Ça te rassurerait, ma chère, mais raté. J'ai eu des Informations d'une source à la fiabilité in-du-bit-able. Tes petits secrets n'ont pas fait long feu, mais tu auras remarqué que je n'ai pas vendu la mêche auprès de CEUX-LÀ, dit-il narquoisement en désignant ses vieux amis outrés par ses paroles. Je n'ai pas pu venir vous rejoindre aux Halles parce que, tu sais, j'avais pas mal de choses à paufiner pour qu'on passe une BONNE soirée dont tu rappelleras quand tu nous auras ABANDONNÉS, avec tous ces gens si ennuyeux. Tu nous as accoutumés, drogués, je sais pas quoi, alors il faut qu'on puisse faire un transfert digne de ce nom. C'est de la psycho, c'est sûr que ça va marcher.
Il lui demande de fermer les yeux, lui prend le bras pour la guider jusqu'à ce qui, à l'odeur, ressemble bien à leur repère d'alcooliques de l'époque, les mêmes relents de bière maison dont la destinée semble être de finir par terre à nourrir le plancher. Le bruit d'une porte qui s'ouvre, des éclats de lumière rouge, bleue qui frappent contre ses paupières, et une musique violente qui fait vibrer le coeur d'Agathe en rythme. Une mélodie qui la ramène 10 ans en arrière, lui fait oublier toute notion d'avenir, lui donne juste envie d'embrasser chacun de ses amis et de faire que cette nuit ne finisse pas avant un bon moment.
Nano rebelle 2022 : Sortir de sa zone de confort
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Ambiance : Deep House
Insouciance et jubilation sensorielle
Noctambule, amitiés de soirée
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